Cette vingt-troisième exposition inaugure la sixième année d’existence de notre centre d’art. Le choix de son titre a donné lieu à de nombreuses discussions entre les trois…
Cette vingt-troisième exposition inaugure la sixième année d’existence de notre centre d’art. Le choix de son titre a donné lieu à de nombreuses discussions entre les trois…
Cette vingt-troisième exposition inaugure la sixième année d’existence de notre centre d’art. Le choix de son titre a donné lieu à de nombreuses discussions entre les trois commissaires. Nous voulions présenter des artistes dont les œuvres parlent de la gravité, de la pesanteur. Des œuvres suspendues ou qui échappent à la chute par un arrimage à des points fixes. En suspens était notre choix initial, mais le mot suspens évoque trop de choses au-delà de ce que nous voulions exprimer : suspens comptables à réconcilier, angoisse de l’attente, mise à l’écart d’un prêtre en droit canonique… Ce sera donc En suspension, même si le mot suspension peut aussi prêter à confusion : suspension de séance, suspension automobile, points de suspension grammaticaux…
Comme toujours, nous avons privilégié la diversité et les chemins de traverses pour évoquer ce thème, sans chercher une exhaustivité illusoire. On y verra donc les foisonnantes forêts d’arbres ou de stalactites en porcelaine de Remy Dubibé, les assemblages artisanaux de végétaux, notamment de ronces, mis en lévitation par Sibylle Besançon, les peaux métaphoriques présentées comme des voiles ou des rideaux de Maya Benkelaya, la fragilité apparente de structures aériennes dont la stabilité est la résultante de jeux de tensions physiques internes de Guillaume Chaussé, les volumes textiles évoquant les corps de migrants suspendus dans l’eau de Dominique Moreau, les substituts colorés et ludiques à des vêtements, à des écorces ou à des épidermes soumis aux effets changeants de la pesanteur de Lydie Chamaret…
Maya Benkelaya met en scène des formes improbables, absurdes ou inconfortables, toutes en relation avec le corps humain. Elle détourne des matériaux non artistiques – cuir, latex, silicone, équipements médicaux, orthopédiques ou sportifs – et les réutilise, présentés en suspension, dans un contexte autre, multipliés, assemblés, déformés, étirés, pour créer des objets ou des installations qui invitent le spectateur à repenser le rapport de son propre corps avec son environnement. Plus encore qu’au corps, c’est à sa frontière avec le monde extérieur, à la peau, que l’artiste porte son attention la plus passionnée. Une des caractéristiques essentielles de la peau est sa semi-perméabilité. Maya Benkelaya la met en évidence dans ses dessins qui se présentent, le plus souvent, comme des assemblages frontaux de surfaces opaques, présentées comme des rideaux suspendus, partiellement ajourées, à des tissages, à des cuirs corroyés ou à des damasquinures. On pense inévitablement au travail artisanal de l’art populaire kabyle, à ses poteries peintes – les ikoufans –, à ses peintures murales, à ses bijoux et à ses tatouages, subsistance d’une lointaine écriture primitive remplie de symboles sexuels.
Le trait et la fibre sont au cœur des travaux de Sibylle Besançon. Ce sont souvent des ronces, des fils et du coton. Ses réalisations empruntent aux techniques traditionnelles de la dentelle, du tissage et de la vannerie, donnant à la notion d’ouvrage de dames une nouvelle résonance qui n’a rien de désuet ni de mièvre. Des ronces sont nouées de façon compacte pour former une sphère, grosse pelote ou planète improbable, légère et piquante, attrayante et menaçante, suspendue au-dessus du sol. Ailleurs encore, taillées en segments de longueur homogène, elles sont comprimées et suspendues pour former des structures aériennes complexes qui se déploient dans l’espace, apparemment sans limites. Dans tous les cas, ces travaux, dont le développement semble arbitrairement arrêté, se posent en métaphore d’une croissance vitale qui échappe au contrôle humain. De ces pièces, l’artiste écrit : « En jouant avec la forme, avec les formes. En utilisant le doux et le piquant, la légèreté et la pesanteur, le point et le contre-point. En travaillant ? Pourquoi pas. En contemplant ? Sûrement. »
Les œuvres de Lydie Chamaret s’intéressent à l’enveloppe corporelle – habits ou peau – en recourant principalement aux tissus et aux techniques permettant de les mettre en forme : couture, dentelles, plissés, tombés... Parfois à des matériaux moins conventionnels dans les métiers de la confection : fils métalliques, grillages, latex… Beaucoup de ses pièces sont destinées à être montrées en suspension, au mur, tel d’improbables dépouilles se déployant selon les caprices de la pesanteur. À bien les observer, au-delà d’un aspect ludique qui évoque les guirlandes et les confettis des manifestations carnavalesques ou des travaux enfantins de découpage et de dépliage, on y découvre de multiples processus d’hybridation ou de greffe. Les travaux de Lydie Chamaret convoquent, discrètement, le genre humain, l’animal et, parfois, le végétal ou le minéral. De véritables métamorphoses en action ou en devenir… Certaines de ses œuvres peuvent être pliées pour le stockage et ne prennent leurs dimensions réelles que lorsqu’on les étire, comme un accordéon, pour les déployer dans l’espace, horizontalement, entre deux supports métalliques, ou verticalement, suspendus au plafond : épiphanie du regard... Il s’agit souvent de transgressions… Mais présentées de façon apparemment anodine… Pour mieux piéger le spectateur et le pousser à exercer son propre jugement… Une des fonctions essentielles de l’art…
Guillaume Chaussé crée des structures autotendantes filaires en s’appuyant sur le concept de tenségrité, inventé par l’architecte Buckminster Fuller. La tenségrité caractérise la faculté d’une structure à se stabiliser par le jeu des forces de tension et de compression qui s’y répartissent et s’y équilibrent. Les structures établies par la tenségrité sont donc stabilisées, non par la résistance de chacun de leurs constituants mais par la répartition et l’équilibre des contraintes mécaniques dans la totalité de la structure. Ainsi, un système mécanique comportant un ensemble discontinu de composants comprimés au sein d’un continuum de composants tendus peut se trouver dans un état d’équilibre stable. Ce qui signifie, par exemple, qu’en reliant des barres par des câbles, sans les fixer entre elles, on arrive à constituer un système rigide. Suspendues, les œuvres de Guillaume Chaussé sont réalisées avec des tiges de fibre de carbone et des fils dyneema. Elles sont à la fois fragiles dans leur aspect extérieur et incontestablement stables dans leur équilibre interne. En les observant, le spectateur, initialement surpris par le miracle de ces équilibres improbables, prend progressivement conscience des combinaisons de forces antagonistes qui s’opposent et se neutralisent au sein de l’assemblage.
Remy Dubibé crée des installations dans lesquelles la porcelaine est combinée avec d’autres matériaux – cordages, tiges d’acier, bois… – qu’il façonne lui-même. Il déclare : « J’écris des histoires, exprime des sentiments, des climats intérieurs, révèle des ambiances, raconte des mémoires à travers des parcours très visuels, sensoriels et émotionnels de paysages de porcelaine. » Chacune de ces installations est composée de petites pièces uniques en porcelaine non émaillée, posées au sol ou suspendues en grappes dans des tissages. La blancheur de l’ensemble fait penser à des ossements, mais le foisonnement des éléments évoque plutôt une végétation tropicale, celle des vagabondages de la jeunesse de l’artiste, qui aurait été décolorée pour la rendre fantomatique. On peut aussi penser à des restes de récifs coralliens dévitalisés par la pollution marine. Quelle que soit la lecture qu’en fera le spectateur, il ne s’agit pas d’un rendu réaliste de quelques réalités présentes ou passées, mais de réminiscences, de souvenirs distants, de traces mémorielles, constituant ce que l’artiste désigne comme le jardin de sa mémoire, que le visiteur est invité à s’approprier pour y déambuler librement.
Les œuvres de Dominique Moreau – dessins, peintures, sculptures, installations – appartiennent à un univers qui hybride l’animal, le végétal et le minéral. Elles évoquent souvent la terre nourricière, ses fruits, les hommes qui la travaillent et les traces qu’ils y laissent. C’est leur force vitale, génésique, qui irrigue la plupart de ses travaux. On y trouve d’improbables légumes dont les tubercules font irrésistiblement penser aux racines de mandragore, vaguement anthropomorphes et depuis toujours associées à des croyances et à des rituels magiques. Mais il y a aussi des graines, des troncs, des branches, des feuilles, des rhizomes, des membres humains… toutes formes lentement évolutives qui renvoient au processus de croissance organique et à la circulation de la sève ou du sang. Ces œuvres sont souvent présentées en suspension dans une sorte d’apesanteur qui leur confère une présence plus forte, quelque peu déstabilisante pour le spectateur. Les notions de mémoire, de traces et de reliques – au sens étymologique de ce mot : ce qu’on laisse derrière soi – sont aussi centrales dans ses travaux. Le textile (d’origine végétale) est devenu son matériau de prédilection, car il est, sous les diverses formes façonnées par l’artiste, le plus propre à rendre compte de ces oppositions dialectiques entre force et fragilité, inertie et dynamisme, stabilité et croissance, mémoire et oubli… Pour la présente exposition, elle nous propose une série d’œuvres sur le thème des migrants dérivant en suspension dans une mer qui deviendra, trop souvent, leur tombeau.
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